RÉMI BRAGUE. Professor of Medieval and Arabic Philosophy at the University Paris I, France.

 

A la barbe d’Aristote.

Ceux qui me connaissent, parmi ceux qui regarderont cette vidéo, seront peut-être surpris de me voir barbu. Pourquoi ai-je laissé pousser ma barbe? Deux réponses sont possibles. La première consiste à dire que j’ai profité de cette période d’enfermement pour me laisser aller à mon penchant à la paresse. Laissons de côté cette platitude, même si elle est vraie. La seconde réponse, plus intéressante, consiste à dire que j’ai voulu par là me déguiser en Platon. La ressemblance est en effet frappante, si l’on met à part les lunettes. Jusqu’à présent, le seul philosophe antique auquel je pouvais prétendre ressembler était Aristote, que l’on représente parfois, même si c’est assez rarement, imberbe. Pourquoi passer ainsi du maître à l’élève ? N’est-ce pas un pas en arrière ? Et un pas de géant, plus que d’un poil. Eh bien, c’est justement de ce pas en arrière, franchement avoué et assumé, que cette barbe est la métaphore. Les circonstances présentes nous invitent justement à rétrocéder d’Aristote à Platon. Non pas sur ce qui est censé les opposer classiquement, selon la fable convenue, à savoir le statut des universaux. Là, le rasoir de Guillaume d’Ockham peut venir à bout de la barbe de Platon. Là où il nous faut plutôt revenir d’Aristote à Platon—c’est en tout cas ce que je prétends—, c’est à propos du Bien. On se souvient que, au début de l’Éthique à Nicomaque, Aristote congédie son maître Platon, à l’amitié duquel il dit, à juste titre, préférer celle de la vérité. Avec l’idée du Bien que Socrate évoque discrètement dans la République, Platon ferait intervenir une notion du Bien qui n’aurait aucune pertinence là où il s’agit de régler nos actions. Pour ce faire, dit Aristote, il suffit d’un « bien faisable » (prakton agathon), d’un bien que nous pouvons réaliser par notre action. Et il a parfaitement raison. La philosophie pratique a besoin d’un bien, soit, en style traditionnel, stoïcien, ou thomiste, comme visée dernière de l’action soit, en style kantien, comme résultat de l’obéissance à la loi morale. Mais dans les deux cas, là où il s’agir de prattein, de « faire », nous n’avons que faire du Bien de Platon. Mais justement, notre situation de confinement restreint considérablement nos possibilités d’agir. Nous sommes condamnés à ne rien « faire ». Et condamnés à nous soucier avant tout des dimensions les plus humbles de notre vie : se nourrir, rester en santé. A la limite, nous sommes réduits à la nudité de notre « être ». Or, c’est justement au sujet de cet « être » qu’il nous faut nous interroger sur sa valeur. L’être est-il un bien ? Est-il bien que nous soyons en vie ? Est-il bien qu’il existe une espèce humaine sur cette terre ? Ici, le bien faisable d’Aristote, parfaitement à sa place et à son aise là où il s’agit de nous dire comment agir, perd le souffle. Le seul fait de poser la question du bien à propos de l’être fait ressurgir l’idée platonicienne du Bien et lui restitue sa place authentique, à savoir, celle que Platon lui avait assignée : « au-delà de l’être ».